L'alchimie pour les nuls
En ce moment sur Canal + est diffusé une série animée japonaise produite par le talentueux studio Bones (assez méconnu en France mais à qui l'on doit entre autres RahXephon, l'envoûtant et glacialement pessimiste Wolf's Rain, Scrapped Princess ou encore le film Cowboy Bebop, qui mérite une attention toute particulière de par sa construction narrative et sa recherche psychologique ), et nommée Full Metal Alchemist. Se plaçant dans un contexte uchronique, l'univers propre à FMA place comme point d'ancrage de la société l'alchimie. En un sens nous assistons à une dérivation du monde tel que nous le connaissons si cette science qualifiée d'occulte s'était petit à petit hissé au rang de base incontournable des évènements se déroulant au gré de l'existence. Une sorte de révolution en résumé après une série de découvertes fondamentales. De ce fait, l'ensemble des institutions présentes se construit avec cette donnée, aboutissant à une division spécifique des gouvernements utilisant l'alchimie en tant que fondement de leurs actions. Chaque état possède donc une de ces branches, bien entendu rattachée à l'armée, et mise à profit dans des maintiens de l'ordre divers, mais aussi dans la résolution d'enquête ayant trait à la politique, voire la géopolitique. Néanmoins, il demeure une strate supérieur à la sobriété énigmatique, connue sous l'appellation des « Alchimistes d'Etat », destinés agir lors de conflits militaires de premier ordre, en tant que soutien de troupes, voire de nettoyeurs dans le pire des cas. C'est dans ce contexte trouble et quasi autocratique que vivent Alphonse et Edouard Elric, deux jeunes garçons vivant paisiblement dans le village de Rizenbull, bercés depuis leur plus jeune âge par le spectre de l'alchimie, initié par leur père, scientifique de renom.
Néanmoins, et après la disparition de leur mentor et géniteur, les deux enfants poursuivirent leur existence avec leur mère, peu encline à leur conseiller la voie de l'étude de l'alchimie, du moins dans les premiers instants d'un deuil lié fortement à cette même approche scientifique de l'environnement. Intrépides et inconscients, les jeunes garçons rythment leur développement d'études et de contemplation, inscrit dans un schéma idéal de naïveté et d'équilibre. Pourtant , le décès soudain de leur mère va définitivement remettre en question leur relation d'une part aux autres mais également à ce qui les berce et les entoure depuis tant d'années. Effectivement, se rendant compte que la femme qui les a élevée leur a laissé un libre accès à l'alchimie simplement pour posséder un souvenir réminiscent et récurrent de leur père à travers eux, les deux frères imputent également la longue maladie dégénérescente de leur mère au départ de ce dernier, qui n'a jamais offert une seule preuve de sa survie ou de sa mort. Ce voile opaque, permettant de conserver un espoir rongeant la moindre once de bien-être évasif mine cruellement chaque individu d'une famille isolée humainement et géographiquement. Rongé par une tristesse aveuglante et des remords tortueux, le duo de jeunes garçons va alors tenter une des expériences interdites de l'alchimie, auréolée de tabous et dépassant toute rationalité, la transmutation humaine. Désireux de ressusciter leur mère, considérant sa mort comme un fardeau cisaillant et une injustice flagrante, les deux garçons vont alors se plonger dans les ouvrages scellés détenus dans la bibliothèque familial afin de découvrir le cheminement de cette Oeuvre alchimique. Se basant sur le principe de l'échange équivalent, fondation séculaire de cette science des éléments, et après avoir récolté les ingrédients nécessaires, les enfants vont alors offrir leur sang en échange de l'incarnation de leur mère.
Un bruit, une lueur sont les témoins muets de la tragédie qui s'amorce. Trop présomptueux de leur capacité, les jeunes gens s'avèrent submergés par la puissance de leur exécution, et commencent à être littéralement dissous par l'aura émanant de cette expérience. Voyant son frère emporté par ces flots luminescents, Edouard sacrifie son bras et sa jambe droite en essayant de le retirer du tourbillon vociférant, trouvant juste le temps de tracer un symbole sur une des armures de la pièce afin d'y enfermer l'âme d'Alphonse. Revenus à eux, ils ne peuvent que constater l'indicible. Ce qu'ils sont parvenus à invoquer n'est qu'un tas de chair informe, image terrible et désarmante pour des enfant d'à peine 12 ans. Encore sous le choc, Al conduit rapidement son frère gravement blessé chez leur meilleure amie Winry Rockbell, dont la grand-mère, Pinako, est une spécialiste des méca-greffes (sorte d'implants métalliques remplaçant des membres sectionnés). Soumis à une véritable torture, dans le sens où chacun de ses nerfs doit être attaché séparément avec une conducteur d'acier, Ed ne se remettra que difficilement de cette opération à laquelle assiste un obscur Alchimiste d'Etat du nom de Roy Mustang, opérant sous le pseudonyme de l'alchimiste de feu. La venue de ce dernier fait suite aux nombre titanesque de lettres adressées aux personnes ayant pu connaître leur père, expédiées par Alphonse et Edouard. Un seul individu daigna y répondre du fait d'une recherche personnelle similaire.
Sans réaliser de révélation désobligeante sur la suite des évènements, Ed va s'engager rapidement dans la faction des Alchimistes d'Etat, accompagné de son frère, afin d'avoir accès à la Grande Bibliothèque, recelant des livres alchimiques anciens et hors de portée des simples citoyens. C'est en effet en leur sein que ceux-ci espèrent dénicher des indices sur la localisation de la pierre philosophale, dont les caractéristiques spécifiques leur permettraient de recouvrer leur enveloppe charnelle respective, et surtout d'enfin ramener à la vie leur mère. Un sacrifice conscient par conséquent, amenant un tiraillement entre une autorité militaire souvent injuste, un but viscéralement focalisé, et l'appel d'une moralité sous-jacente et personnelle allant totalement contre les agissements des Alchimistes d'Etat. Les héros ressentent de fait une réelle division frustrante et souvent paradoxale. Opérant une mutation longue et irrégulière, ceux-ci connaîtront l'entrebâillement d'une porte de fuite vers un état stabilisé par le biais de leur rencontre avec le tueur d'alchimistes, Scar. On pourrait d'ailleurs rapprocher ce passage de la série d'une autre production japonaise connue sous le patronyme de l'Autre Monde, dans la réflexion proposée sur les espérances bafouées, la crédulité irriguée par la manipulation, ainsi que sur la légitimité d'une vengeance guidée par les chimères d'une cause fantasmée. Les véritables motivations se doublent fréquemment d'inspirations voilées opérant de nombreuses scissions dans des personnalités au départ trop guindées pour conserver une once d'humanité. La répercussion des actes devient du coup le moteur général de la narration et augurent à chaque occurrence la présence de ponts de vue aussi divers qu'antagonistes, ne tombant pas comme des sentences stériles, mais prônant la mise en place d'un dialogue et de la défense d'une attitude ou d'une autre. On ne se retrouve donc pas sur le pont branlant du manichéisme forcené, et il s'avère nettement fascinant d'observer les intrusions de traits de caractères insoupçonnés, en décalage avec le ton même des évènements ou encore des personnages, non pas pour spécialement dédramatiser, mais dans le but d'éloigner la focalisation afin d'opérer la même distance égoïste (humaine) que celle oeuvrant dans la réalité matérielle.
Même si l'on se devine concerné par un sujet en particulier, le voile de l'intérêt désintéressé chute aisément devant la volonté de bien-être et de gratification en résultant. Le rôle s'amenuise pour entrouvrir la voie vers une projection de soi dans une mise en avant de sa personne malgré le contexte. Les personnages principaux avancent donc vers une complexification attachante, car proche, sans être totalement incrusté dans les moeurs réelles sans quoi leur intérêt romanesque, du moins dans le cas d'une série animée, amènerait un renvoi à soi-même un peu trop percutant. Mais c'est également une civilisation qui est ici décrite. Formant comme explicitée plus haut une sorte de parallèle avec la nôtre, celle-ci chute dans des abîmes quasiment semblables à ceux menaçant à plus ou moins long terme la stabilité sociale et politique, à savoir une sorte de course vers l'appropriation personnelle et indivisible d'une ressource servant de moteur à tout un peuple. Un épisode fait d'ailleurs admirablement bien le parallèle entre le statut d'Einstein face à la création de la bombe atomique et celui d'un alchimiste du nom de Marco confronté à sa création, une espèce d'ersatz de la pierre philosophale ayant conduit au massacre du village d'Ishbal. En effet, cette « pierre » protéiforme, décuplant les pouvoirs des alchimistes, fut utilisée durant une révolte afin de miner les foyers de soulèvements. Cependant, et alors que la volonté première n'était basée que sur un principe de crainte, l'opération tourna cours, et les alchimistes d 'Etat, ivres de cette puissance conduirent à leur perte des centaines de femmes et d'enfants. Même les plus honnêtes et paisibles des émissaires de l'état furent pris d'une folie destructrice inaltérable. On y verra bien évidemment une manifestation de la volonté de puissance, insidieuse et gangrenant les esprits de soldats qui ne comprennent pas les rouages automatisés de leurs actes. Ils ne regrettent pas, là est la nuance, ils ne comprennent tout simplement pas. Une analyse relativement intéressante dans une série qui pourtant donne la part belle à des situations souvent humoristiques et à un ton suivant une voie similaire. Mais là ou la similitude avec Einstein s'éloigne quelque peu, c'est dans le traitement de la culpabilité qui atteint dans Full Metal Alchemist des proportions d'abandon et de résignation de l'existence morbides. Une distanciation découlant en droite ligne du traumatisme d'un pays, et surtout de ses habitants, décantant cette phobie de la destruction et de l'anéantissement à travers divers médias culturels dont l'animation et le manga. Ce n'est pas innocent si une grande partie de leur production met en scène des environnements à la désolation lugubre et stérile, des cendres sur lesquelles seules des valeurs comme le courage ou la folie dominent encore les esprits. Pour en revenir à la série, il pourrait planer quelques doutes à son encontre quant à sa fidélité avec les diverses notions de l'alchimie en tant que telles.
S'il est vrai que certaines affirmations divergent, on retrouve des notions profondes, comme par l'échange alchimique qui se traduit dans la réalité par une mise à niveau du volume des éléments destinés à la fusion, et surtout par le principe de substrat. En effet, il est indispensable en alchimie de retirer une substance d'une autre afin de faire avancer l'Oeuvre jusqu'à son état final. Un exemple, dans le Grand Oeuvre (à savoir une sorte de métaphore désignant l'art alchimique en général et composé de trois phases distinctes) il était nécessaire de réaliser tout d'abord deux « principes », celui nommé mercuriel, et celui du soufre, puis d'achever cette tâche par une cuisson, menant droit, logiquement, à la création de la Pierre (alias la pierre philosophale). Au sein de ceux-ci, la méthode consistait en réalité à extraire en premier lieu le mercure et le soufre, puis à les raffiner jusqu'à obtenir une purification semblant «l'or et l'argent », jusqu'à les mêler dans l'Elixir Blanc, qui lui-même deviendra par la suite l'Elixir Rouge au terme d'une variation chromatique prouvant la réussite de l'Oeuvre. Néanmoins, où se trouve précisément le concept d'échanges d'éléments de même valeur dans l'aboutissement d'une transmutation comme explicitée dans la série ? Et bien tout bonnement dans les fondements même de l'alchimie, qui se basent sur l'association de couples d'opposés, à l'image du Soufre et du Mercure permettant la naissance d'une troisième entité réunissant les deux autres.
(l'auteur de cette image est Fabien, aka "Fox Natural Concept" )
La recherche met en effet en lumière la volonté de former une harmonisation de deux composantes possédant les caractéristiques de ces dernières, sous la forme d'une tierce entité nommée « rebis », ou double-chose. On la représente d'ailleurs souvent par le biais d'un oeuf ou d'un être androgyne. Ces mots d'un Adepte définissent d'ailleurs fort bien son statut : « Tous s'accordent en un qui est divisé en deux ». Mais bien entendu et comme cité plus en amont, les associations s'organisent entre « objets » de valeur équivalente, comme le corps et l'esprit par exemple, qui figurent tous deux une matérialité chez les alchimistes. D'où le fait d'incarner dans la pierre philosophale et la transmutation des corps (capture de L'Esprit Universel dans un vase alchimique ) ces deux notions mêlées. On se retrouve ce point avec l'unes des inspirations fleuves de la série de Bones, soutenant pratiquement l'ensemble des relations de personnes à personnes mais aussi la construction même de cette dernière. Effectivement chaque intervenant semble devoir abandonner une de ses composantes affectives ou matérielles pour pouvoir avancer sur le fil ténu de sa propre existence. Les frères Elric ont dû pour l'un sacrifier la moitié de son corps, et pour l'autre son être tout entier, tandis que Roy Mustang s'est séparé de son honneur de soldat et de sa naïveté soumise à un héroïsme sur commande. Une scission évidente qui leur a permis d'une part de renaître autre tout en conservant leur ancienne personnalité masquée, lui octroyant parfois une porte de sortie dans certaines situations, et d'autre part de s'insérer dans un univers qui ne semblait pas destiné à les accueillir . A ce propos, on peut apercevoir un rapprochement intéressant entre la compétence alchimique relative à l'emprisonnement d'un esprit au creux d'un objet physique et l'attachement de l'âme d'Alphonse dans les méandres d'une armure géante, dans une symbolique de la mise en place de l'impalpable et de l'indéfini au niveau du matériel. De plus, le binôme principal mettant en scène Al et Ed fonctionne comme une analogie de la réunion d'antagonismes.
En effet, l'un peut se considérer solitaire et colérique, tandis que l'autre démontre plutôt un certain altruisme, le besoin d'être entouré, et une mesure réfléchie. Séparés, ils agissent dans les grandes lignes de leur caractère, sans toutefois se cantonner à un rôle en particulier, mais ensemble ils laissent entrevoir des facettes inédites et deviennent un autre « être », plus tourmenté, démonstratif et paradoxalement en repli sur lui-même. Il s'avère par conséquent que la dualité, l'échange et la transmutation se placent comme inspirations directrices du schéma relationnel, recoupant l'Ouroboros, symbole cher aux alchimistes, évoquant la présence en chacun d'un ensemble d'éléments relatifs au Tout et conduisant à la métamorphose des corps et par extension des esprits. De même, et pour compléter le principe de l'échange équivalent en reprenant les mots de Canseliet : « On obtiens rien sans donner en échange, [...]au cours des ans, voire des siècles, les successifs possesseurs d'un livre d'étude, développent, par lui, une chaîne dont il demeure le maillon tangible et perdurable ». Il est donc probant de rapprocher cet affirmation d'une part de la focalisation sur la personne au sein de l'environnement direct, fil tendu au coeur même du tissu de la vie, à l'image de la manière de procéder de la narration, et d'autre part d'une transmission du savoir, source d'une sorte de mythologie scientifique. Enfin, cette série utilise tellement de symboles liés à l'alchimie qu'il serait trop long de tous les énumérer. Sachons simplement que l'on retrouve le caducée d'Hermès qui est le principe de tout, l'origine du mélange et l'emblème d'Edouard, ce qui correspond bien a son statut, associé au serpent crucifié de Flamel. Un enchevêtrement relativement austère et complexe il est vrai, assez difficile à saisir sur le coup, mais qui abrite des aspects réflexifs très intéressants. Je pense que j'en reparlerais plus tard.
Pour finir, je tiens juste à signaler que ce texte n'est pas qu'une critique d'une série animée, certes de très bonne facture et qui mérite amplement que l'on s'y penche, mais également une exposition de l'alchimie en tant que science de l’esprit et séparée un tant soit peu des accusations mystiques et ésotériques. Ce domaine a quand même, à l'époque, introduit l'existence de trois ordres naturels (minéraux, animaux, végétaux), alors que les classifications existantes n'en comptaient que deux, et s'est illustré par une réflexion sur le Tout et le Un, autant physique que philosophique. D'autre part, les symboles de la Terre et du Ciel se rapprochant beaucoup de la philosophie chinoise forment une scission notable dans les pensées occidentales mises en scène. Tout en sachant bien sûr que l'alchimie est née au Moyen-Orient (Al Chemia), et que nombre de ses « chercheurs » se révélaient chinois ou coréen, comme par exemple Hoang-ti-nei-King. Au final il apparaît en sus une recherche sur le statut de l'esprit face à la matière et à leur concordance et une inspiration manifeste de l'existence de trois états psychologiques qu'évoquera plus tard Jung, à savoir le tryptique Nigredo, Albedo et Rubedo. Demandant une certaine recherche sémantique, l'alchimie demeure passionnante, et j'espère pouvoir en discuter davantage dans quelques temps.